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Le marché des aliments sans gluten a envahi les magasins depuis quelques années, parfois en dépit du bon sens, un nombre incroyable de consommateurs s’auto-identifiant à tort – effet pervers des médias – comme étant « allergiques » à ce composant. Au-delà de cette effet de mode, les quelques personnes réellement intolérantes au gluten (intolérantes !) doivent en permanence veiller à l’éviter dans leur alimentation. Pour ces dernières, une nouvelle piste alimentaire visiblement prometteuse a été explorée par des chercheurs : le tryptophane.
Microbiote et tryptophane
Cela fait quelques années maintenant que l’importance du microbiote intestinal (longtemps appelé simplement « flore intestinale ») sur notre santé et notre bien-être est étudié de près et de plus en plus connu. Un microbiote constitué de milliards de bonnes bactéries qu’il faut entretenir soit avec des aliments prébiotiques (fibres solubles capables de promouvoir la croissance de ces « bonnes bactéries ») soit avec des aliments probiotiques (qui apportent directement des micro-organismes vivants, bactéries ou levures, venant enrichir ou restaurer notre microbiote : produits laitiers, fruits et légumes fermentés, soja fermenté, etc.).
La maladie cœliaque provoquée par une intolérance au gluten se traduisant par une inflammation de l’intestin, et le rôle protecteur du microbiote intestinal étant par ailleurs connu, des chercheurs se sont logiquement intéressés aux relations qu’il pouvait y avoir entre cette maladie et un éventuel souci au niveau du microbiote.
Un consortium de chercheurs français appartenant entre autres à l’INRAE, à l’INSERM, à l’AP-HP et à l’université de la Sorbonne, associé à des collègues canadiens et néerlandais, a ainsi réalisé une étude sur 29 personnes, soit souffrant d’une maladie cœliaque active, soit atteints de maladie cœliaque et suivant depuis deux ans un régime sans gluten, dont ils ont comparé les selles avec celles de personnes saines. Publiés le 21 octobre 2020 dans la revue Science Translational Medicine, les résultats de cette étude montrent un lien entre intolérance au gluten et microbiote intestinal, et plus précisément avec un défaut de métabolisme du tryptophane (un acide aminé naturellement présent dans de nombreux aliments) par ce microbiote.
Ainsi que ces chercheurs l’expliquent, chez les sujets sains, certaines bactéries du microbiote utilisent le tryptophane pour produire des composés appelés dérivés indoles, qui activent des récepteurs appelés AhR (« Aryl hydrocarbon Receptors » en anglais, soit « récepteurs aryl-hydrocarbures »), présents sur des cellules de l’intestin. Cette activation génère des effets bénéfiques comme le renforcement de la barrière intestinale ou la stimulation de l’immunité, ce qui atténue l’inflammation de l’intestin et préserve l’équilibre du microbiote intestinal. À l’inverse, chez les personnes souffrant de maladie cœliaque, il a été constaté un métabolisme plus faible du tryptophane dans leur intestin, dû à un microbiote intestinal différent, d’où un défaut de production de dérivés indoles et donc une moindre activation des récepteurs AhR. Les problèmes étaient réduits chez les personnes avec une alimentation sans gluten. Une altération du microbiote, avec une réduction des micro-organismes métabolisant le tryptophane et produisant les dérivés indoles avait déjà été constatée avec d’autres maladies inflammatoires de l’intestin, comme la maladie de Crohn.
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Dans une seconde phase, ces chercheurs se sont intéressés à des souris souffrant d'une maladie similaire à la maladie cœliaque. Partant de l’hypothèse qu’une supplémentation en tryptophane et/ou en bactéries probiotiques ciblées pourrait pallier l’altération du microbiote, ils ont donné à certaines de ces souris des aliments riches en tryptophane (c’est-à-dire des protéines : viande, foie, volaille, poisson, produits laitiers, fruits secs, soja) et à d’autres des bactéries probiotiques (Lactobacillus reuteri) produisant des dérivés indoles à partir du tryptophane. Dans les deux cas, ils ont constaté une augmentation de la production de dérivés indoles puis, avec une alimentation riche en gluten, une réduction significative des inflammations intestinales et une diminution des lésions.
Leur conclusion est donc que l’augmentation de l’apport alimentaire en tryptophane et/ou une supplémentation de probiotiques pourrait, sous réserve d’études complémentaires sur l’Homme, ouvrir de nouvelles perspectives thérapeutiques (un brevet a déjà été déposé dans cette optique) pour les personnes souffrant de maladie cœliaque, qui iraient ainsi au-delà de la simple prescription d’un régime sans gluten strict.
Le gluten n’est pas un « poison » pour notre corps !
Cette étude apporte ainsi une piste nutritionnelle extrêmement intéressante pour les personnes intolérantes au gluten. Attention cependant, il n’est absolument pas question ici, en soulignant l’existence de cette intolérance, de venir justifier la mode de l’alimentation sans gluten, apparue il y a quelques années. Une mode qui est même allée jusqu’à « polluer » le monde de la cosmétique, comme nous l’avons évoqué dans cet article consacré à l’étonnante tendance des cosmétiques sans gluten. Cette tendance ne repose en effet sur rien, étant uniquement calquée, dans la plupart des cas à des fins purement mercantiles, sur celle des aliments riches en gluten qui peuvent causer des soucis uniquement à une frange minoritaire de la population, par ingestion (et pas du tout en se mettant éventuellement du gluten sur la peau !).
Le vrai souci, en ce début (bien entamé) du 21e siècle est que beaucoup de produits sont promus selon le principe du « business de la crainte » : pour vendre leurs produits (alimentation, cosmétique, compléments alimentaires ou autres), certaines sociétés mélangent allègrement de réels soucis de santé (et/ou de pollution) provoqués par notre vie moderne à d’autres qui ne sont que supposés, hypothétiques voire totalement imaginaires ou fantasmés. Tout cela stimulé par l’effet grossissant des réseaux sociaux et des « experts autoproclamés » du web, plus ou moins anonymes derrière leur clavier, que nous dénonçons régulièrement dans ces dossiers thématiques de L’Annuaire Vert.
Dans le cas présent, à savoir les problèmes liés au gluten, et pour remettre les choses à plat, rappelons que le gluten est un constituant naturel de la farine de nombreuses céréales. Plus précisément, le gluten proprement dit n’existe pas à l’état naturel dans les céréales : il ne se forme que lorsqu’on hydrate la farine, en particulier pour en faire de la pâte. On en retrouve du coup dans tous les produits qui en sont dérivés (semoule, pâtes, pain, gâteaux, biscuits, etc.), ainsi que dans un grand nombre de produits alimentaires transformés dans lesquels il est utilisé comme adjuvant de fabrication pour ses propriétés élastiques et texturantes. Le gluten est principalement composé de protéines mais également de glucides et fait partie de notre alimentation depuis que l’Homme est devenu sédentaire et a pratiqué la culture des céréales, c’est-à-dire il y a 10 ou 15 000 ans !
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Pour la plus grande majorité d’entre nous, le gluten que nous mangeons est un composant comme un autre. Mais cela signifie qu’il existe néanmoins une certaine proportion de personnes pour qui il peut poser problème, au final des milliers et des milliers de personnes rien qu’en France, qui méritent qu’on s’intéresse à leur cas avec sérieux. Pas pour une question de mode et de stars promues avocates du « sans gluten ».
C’est de cette proportion réelle de la population pour qui le gluten pose problème qu’est né un méli-mélo d’explications et de conseils déplacés par confusion totale entre plusieurs phénomènes.
Évacuons tout d’abord la question de l’allergie, non pas au gluten, mais aux protéines de blé en général. Les allergies sont provoquées par une hyper-réaction de notre système immunitaire, qui considère qu’une substance (dite « allergène ») est agressive. Il y a des allergies alimentaires, de contact, respiratoires, etc. Certes, 30 % de la population française environ souffrirait d’allergies, mais dans 2 cas sur 3, il s’agit d’abord d’allergies respiratoires (dues aux pollens, aux moisissures, aux poils d’animaux…). Ensuite, ce sont les allergies alimentaires qui sont les plus « fréquentes », touchant environ 4 % de la population adulte. Suivent de nombreuses autres allergies, qui concernent les médicaments, le venin d’abeilles ou de guêpes et enfin les allergies de contact, dont souffrent environ 1 à 2 % des adultes, dues aux cosmétiques, au latex, à certains métaux (nickel, chrome…) ou à différentes substances, même naturelles (comme la lanoline de la laine…).
Parmi les 4 % d’allergies alimentaires, si celle aux protéines de blé (pas spécifiquement au gluten !) est une des plus fréquentes, elle n’est cependant pas la première ni la seule… Citons celle aux crustacés et poissons, aux œufs, aux arachides, au soja, aux fruits à coques, au céleri, à la moutarde, au sésame, au lupin, etc. Rien à voir, non seulement en matière de nombre de personnes concernées mais aussi en matière de conséquences sur la santé (une allergie alimentaire se traduisant, en plus des troubles digestifs, entre autres par des problèmes cutanés et/ou respiratoires) avec le régime sans gluten prôné par beaucoup comme évoqué plus haut. Toutes les personnes qui ont donc « craqué » pour un régime sans gluten avec le prétexte qu’elles y seraient « allergiques » ne savent donc pas de quoi elles parlent.
Reste deux problèmes de santé vraiment liés à la consommation de gluten. Le premier est la maladie cœliaque alias cœliaquie ou intolérance au gluten. Il s’agit d’une réaction immunitaire anormale survenant au niveau de l’intestin grêle, qui provoque une inflammation qui peut endommager la paroi intestinale. Au fil du temps, l’intestin peut ne plus être capable d’absorber certains nutriments, entre autres les vitamines et les minéraux. Aux symptômes digestifs initiaux (diarrhée, douleurs, ballonnements…), souvent doublés de fatigue – et dans 10 à 15 % des cas de symptômes cutanés (dermatite herpétiforme) – peut alors s’ajouter une malnutrition, avec d’autres conséquences éventuelles. Cette maladie toucherait un peu moins de 1 % de la population, soit environ 600 000 personnes en France. Un vrai souci donc pour ces dernières, mais sûrement pas un problème de santé publique générale. On touche vraiment, en valeur absolue, à une minorité de personnes.
Le second cas est la sensibilité au gluten non cœliaque (SGNC) qui ne doit pas être confondue avec la maladie cœliaque évoquée à l’instant. Les personnes « sensibles au gluten » présentent des symptômes qui ressemblent à ceux de l’intolérance (diarrhée ou constipation, ballonnements, fatigue…) et aussi des douleurs articulaires, des maux de tête, etc. Mais ces symptômes disparaissent rapidement dès qu’on arrête de consommer du gluten, car la paroi intestinale n’est pas lésée. 3 à 6 % de la population seraient concernés.
Au total c’est donc environ 7 % maximum de la population qui souffrirait réellement soit d’intolérance soit de sensibilité au gluten ingéré via l’alimentation. C’est pour ces 7 % de personnes que l’étude sur le microbiote et le tryptophane apporte une nouvelle voie en matière d’amélioration de leur bien-être et de leur santé. Mais pour les 93 % restants de la population, ne pas consommer du gluten ne change rien et n’est pas plus « sain »… et surtout ne fait sûrement pas maigrir ! De plus, se priver d’aliments naturellement riches en gluten présente également le risque de manquer de fibres, car les aliments sans gluten contiennent généralement moins de fibres que les aliments à base de blé. Si au lieu de basculer dans le « sans gluten » toutes ces personnes commençaient à avoir une alimentation équilibrée, riches en fibres, dosée correctement en lipides, glucides et autres macro-nutriments, elles constateraient que la cause de leurs problèmes n’est pas le gluten.
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Supprimer très tôt le gluten de l’alimentation n’est d’ailleurs pas une bonne idée : une étude britannique publiée en septembre 2020 dans le très réputé Journal of American Medicine semble indiquer qu’introduire le gluten dans le régime des jeunes enfants (à 3 mois plutôt qu’à 6 mois) leur permettrait d’éviter de développer plus tard une intolérance au gluten et donc une maladie cœliaque…
Soigner son microbiote et son apport en tryptophane
Si les personnes atteintes de maladie cœliaque doivent en permanence éviter de consommer des produits contenant du gluten, cela est aujourd’hui de plus en plus facile, car les fabricants ont fait de grands progrès, et de plus en plus de produits sont disponibles sur le marché, avec des goûts et des textures agréables qui en font des aliments (presque) comme les autres. On notera cependant que, tant qu’à faire, il faut choisir des aliments sans gluten en qualité bio, car on voit beaucoup de préparations sans gluten hyper-transformées qui utilisent un grand nombre d’additifs plus ou moins chimiques qui ne sont pas forcément recommandables pour d’autres raisons !
Dans l’attente de voir de vrais protocoles destinés aux intolérants au gluten, il n’est donc pas interdit, dans l’immédiat et quand on est vraiment concerné, d’être attentif à son alimentation en veillant à avoir un microbiote en bonne santé et un apport suffisant en tryptophane. Nous ne nous étendrons pas ici sur la façon d’entretenir son microbiote via des aliments pré- et probiotiques : les publications à ce propos ne manquent pas, même si tous les probiotiques ne sont sans doute pas aussi performants en matière de transformation du tryptophane que Lactobacillus reuteri, que l’on trouve entre autres dans le lait, certains fromages et saucissons, etc. et également sous forme de compléments alimentaires.
Concernant l’apport suffisant en tryptophane, acide aminé essentiel et qui ne peut donc pas être produit par notre organisme, la plupart des nutritionnistes s’entendent pour dire qu’il vaut mieux éviter les compléments alimentaires (en raison de risques neurologiques et circulatoires / cardiovasculaires, voire une résistance à l’insuline, en cas de surdosage) et privilégier les aliments qui en contiennent beaucoup.
Le tryptophane étant un constituant des protéines, on en trouve notamment dans la viande (celle de volaille en particulier, ou le foie), le poisson, le riz complet, le chocolat noir, les fruits secs (amandes, noix de cajou, arachides…), les produits laitiers, les œufs, les bananes, les protéines de soja (tofu), les légumes crucifères (brocoli, chou, chou-fleur…), les légumineuses, la levure de bière… Les plus riches sont la viande (le poulet surtout), le poisson (en particulier la morue, les sardines), le soja, les œufs…
Viande de poulet, morue, soja et œufs : quelques-uns des aliments les plus riches en tryptophane (mages congerdesign, shutterbug75, Devanath et techul via Pixabay).
Ajoutons par ailleurs que le tryptophane est un des précurseurs de la sérotonine, ainsi que de la mélatonine, favorisant ainsi le sommeil, aidant à lutter contre les troubles dépressifs et la fatigue cérébrale, etc. Une raison de plus pour avoir un apport suffisant via l’alimentation.
En conclusion, on ne peut que souligner, une fois de plus, toute l’importance qu’il y a à avoir une alimentation variée et équilibrée (incluant entre autres autant que possible des protéines animales !), évidemment en qualité bio pour éviter tous les polluants potentiellement nocifs (et « l’effet cocktail » qu’ils peuvent engendrer), en particulier au regard des connaissances croissantes sur le microbiote et, mis en lumière ici, sur l’intérêt du tryptophane pour toutes les personnes souffrant de certaines maladies intestinales (intolérance au gluten mais aussi maladie de Crohn ou encore rectocolite hémorragique).
Puisque les aliments riches en tryptophane peuvent réduire l'intolérance au gluten, il semble donc d’ores et déjà important de veiller à en consommer suffisamment…